La commission Stiglitz va mettre au point l'indicateur qui mesurera la richesse réelle de ce pays. Notre richesse réelle, c'est à dire pas uniquement la valeur de la production mais également celle des ressources naturelles, de la qualité de vie, du savoir, des inégalités, etc.
Les critères à prendre en compte sont potentiellement très nombreux, et surtout leur mode de calcul et leur pondération relative sont avant tout une question de point de vue, de "valeurs".
Le résultat final, le fameux indicateur, sera en réalité le condensé d'une certaine vision du monde :
la nôtre...
...ou pas.
Ou pas, parce que les visions du monde sont évidemment très diverses ; il ne s'agit pas ici de savoir quelle est "la bonne", mais simplement de s'assurer que l'indicateur qui sera finalement mis en place sera bien le reflet de ce que souhaitent les gens qui composent la société à laquelle il s'appliquera.
Je prends un petit exemple : l'un des projets les plus avancés dans ce domaine est le GPI, créé par une fondation californienne (qui a également travaillé sur l'empreinte écologique). Cet outil (que je trouve par ailleurs très intéressant et très complet) prend en compte en négatif parmi ses critères sociaux le nombre de... divorces !
Ca n'est pas forcément idiot, mais on voit bien là le reflet d'une vision disons très "américaine" de la société, basée sur une famille unie et "standardisée". Favorisez le mariage, interdisez le divorce, et vous faites augmenter votre "GPI"...
Bref, la façon dont sera construit cet indice n'est pas du tout sans conséquence et, on le voit, beaucoup plus l'affaire de tous que celle d'experts.
Jean Gadrey, l'un des économistes membre de la commission Stiglitz, estime d'ailleurs que ce travail doit absolument être mené conjointement avec la société civile.
Je reproduis ici sa tribune publiée dans Politis du jeudi 20 mars.
Bonne lecture et à très bientôt.
Lt Francesco Casabaldi.
Au-delà du PIB : comment ?
Après l'ode à la croissance libérale « brute » qu'est le rapport Attali, les proches conseillers d'un Président en grande difficulté dans l'opinion lui ont soufflé une idée qu'ils ont « piquée » au Grenelle de l'environnement : il faudrait qu'une commission mette au point des indicateurs alternatifs qui mesurent mieux le progrès économique et social. Passons sur la « dissonance cognitive » entre l'objectif d'une croissance que le Président voulait « chercher avec les dents » et l'idée d'une remise en cause de cet indicateur. Changer de thermomètre quand celui qui existe donne de mauvais chiffres est une méthode politique fréquente, mais à très courte vue car il est certain que des indicateurs alternatifs enregistreront une santé sociale et écologique dégradée de notre pays. Peu importe, il faut faire du bruit médiatique, et, entre autres bruits, le chef de l'État nomme commissions sur commissions. Dans le cas présent, l'effet de surprise est réel, puisqu'il a fait appel, pour présider cette commission internationale, à Joseph Stiglitz, économiste américain connu pour ses vives critiques du néolibéralisme mondial.
Cette initiative fait certes partie de la stratégie du rideau de fumée visant à faire oublier les déboires du pouvoir d'achat, et plusieurs autres échecs cuisants. Une stratégie qui ne semble pas pouvoir enrayer la crise de confiance, et qui a plutôt l'air de l'aggraver. Mais dans le cas présent, il n'y a pas de fumée sans feu. Jamais l'Élysée n'aurait eu cette idée si, depuis des années, la « société civile », des associations en pointe dans la dénonciation des inégalités, des ONG écologistes, des collectivités locales, et nombre de spécialistes (même des économistes !) n'avaient fait pression. Ils disent : non seulement le PIB (produit intérieur brut) n'a jamais été conçu pour être un indicateur de progrès, mais le divorce est de plus en plus criant entre la croissance, qu'elle soit forte comme aux Etats-Unis depuis dix ans ou molle comme en France, et les performances sociales et environnementales des nations ou des territoires. Il faut de nouveaux outils et thermomètres qui reflètent mieux ce que pourrait être une société juste dans un monde durablement vivable.
Est-ce possible ? Pour certains, aucun indicateur ne pourrait jamais prétendre à la cohérence et à la fiabilité des mesures du PIB et de la croissance. Les travaux d'une très officielle commission américaine avaient pourtant prouvé, en 1996, que la mesure du taux de croissance pouvait être entachée d'une marge d'incertitude de plus d'un point sur de longues périodes ! Mais la croyance en la supériorité des comptes de la croissance l'emportait et, en France, ces critiques furent balayées.
La conjonction de la crise sociale, de la crise écologique, et de la diffusion d'indicateurs alternatifs gagnant en considération est en train de faire bouger les lignes. En juin 2007, l'OCDE organise à Istanbul un forum mondial sur le thème de « la nécessité de mesurer dans chaque pays le progrès des sociétés en allant au-delà des indicateurs habituels tels que le PIB par habitant ». En novembre dernier, l'Union européenne invite 600 participants de tous pays à une conférence « au-delà du PIB », qu'elle organise avec des ONG. Fin février, le Conseil d'Analyse Stratégique publie une intéressante « note de veille » (téléchargeable) sur le même thème.
Qui peut mettre au point ces autres repères pour un autre monde ? Un « groupe d'experts de haut niveau » qui va nous produire les « bons » indicateurs ? En aucun cas : décider de ce qu'est le bien-être dans une société juste n'est pas du ressort des économistes et statisticiens, fussent-ils des « Nobel » inspirés des meilleures intentions et dotés des plus hautes compétences dans leur domaine. C'est l'affaire de tous, et notamment de ces acteurs multiples qui, depuis des années, en France et à l'étranger, ont accumulé de l'expérience sur la mise au point participative de projets de « développement humain durable » et d'indicateurs correspondants de bien-être. Oui, il faut de « l'expertise » économique, sociologique, statistique, philosophique…, mais dans le cadre d'un dialogue étroit et organique avec la « société civile ». Car aucun indicateur de « progrès », y compris le PIB, n'échappe à l'explicitation de conventions sur ce qui est juste et bon, sur ce qui est souhaitable, sur les valeurs, au sens philosophique du terme. La technique, la méthodologie, sont importantes mais secondes. S'ils sont coupés de la société civile, les spécialistes « de haut niveau » intègreront bien des valeurs dans leurs indicateurs : les leurs !
Et par ailleurs, cette intervention de multiples réseaux d'acteurs constitue la meilleure et la seule garantie contre les tentatives, qui vont se manifester, de récupération politicienne, ou de freinage d'innovations indispensables. Pour aller « au-delà du PIB », il faut faire fonctionner la démocratie.
Les commentaires récents